Bletchley Park
Par Alain Benoist – Administrateur du Mémorial des bunkers de Pignerolle
Bletchley Park : une histoire internationale teintée d’une histoire locale
Le 15 août 1939, dans un manoir anglais du domaine de Bletchley Park situé dans la commune de Betchley à 85 kilomètres au nord-ouest de Londres, le gouvernement britannique installe le principal site de décryptage des messages de l’armée allemande. Cette station secrète d’interception radio voit, au premier étage, s’installer également une antenne du MI-6 [1].
Alan Turing [2], mathématicien de 28 ans, cryptologue britannique, s’emploiera à démultiplier les capacités du cerveau humain, en associant mathématiques et l’électronique. Il améliore le calculateur polonais destiné à passer en revue extrêmement rapidement les différents paramètres possibles d’Enigma, aidé en cela par les travaux initiaux de ses prédécesseurs, de la récupération d’une machine Enigma avec ses livres de codes sur le U-110 et de certaines erreurs des Allemands. Il est entouré de mathématiciens, linguistes, champions d’échecs, experts en mots croisés, polyglottes et autres spécialistes différents. En janvier 1945, quelque 10 000 militaires et civils travaillent à Bletchley-Park. 80 % des britanniques présents à Bletchley Park sont des femmes de confiance recrutées pour les tâches administratives et des Wrens [3].
Plusieurs exemplaires de sa bombe, prototypes des ordinateurs modernes, fonctionneront simultanément à Bletchley Park. Plus tard pendant la guerre y est même construit un des premiers véritables ordinateurs électroniques modernes, Colossus qui est une série de bombes qui travaillent en même temps. Le premier, Mark 1, est construit en l’espace de onze mois et opérationnel en décembre 1943, par une équipe dirigée par l’ingénieur Tommy Flowers. Il s’attaque avec succès à la machine Lorenz [4], autre machine à rotors, utilisées par Hitler pour communiquer avec ses plus proches généraux, pourtant plus robuste qu’Enigma et aux machines Hagelin [5], Purple et JN-25 [6].
Ultra est le nom donné à cette équipe hétérogène comme aux méthodes utilisées pour briser l’encodage obtenu en décryptant les transmissions ennemies. Winston Churchill dira d’Ultra « Ces oies qui pondaient des œufs d’or et jamais ne caquetaient ». Tous les salariés impliqués signent la loi sur le secret. Le secret dure jusqu’à la publication en 1974 du livre de Frederick William Winterbotham [7], « The Ultra Secret ». Plusieurs anciens se sentent alors libres de révéler quel fut leur travail du temps de guerre. Il y a peu encore d’autres s’estimaient tenus au silence.
L’intelligence acquise par les décrypteurs britanniques contribue à la défaite des puissances de l’Axe. L’exploit de ces combattants sans armes va raccourcir la guerre de plusieurs mois, voire d’années et épargner des centaines de milliers de vies humaines.
Désormais considéré comme un inventeur surdoué, en 1952 Alan Turing est condamné à un traitement hormonal en raison de son homosexualité. Il aurait mal supporté ce traitement qui le pousse au suicide le 7 juin 1954 à 42 ans. Le lendemain, sa gouvernante le retrouve mort dans son lit avec une pomme croquée sur sa table de nuit. L’autopsie conclut à un décès par empoisonnement au cyanure. Le moyen d’ingestion du poison aurait été cette pomme qu’il aurait partiellement mangée (une légende tenace et démentie qui y voit l’origine du logo de la firme Apple), et qui aurait été préalablement imbibée de cyanure. Il n’existe pas de certitude à cet égard, la pomme n’ayant pas été analysée. Toutefois, un historien et philosophe anglais spécialiste de la vie d’Alan Turing, estime que la mort de celui-ci est accidentelle. Il avance les arguments suivants : Turing ne montrait aucun signe de dépression et, peu avant sa mort, avait noté des projets par écrit. Il avait l’habitude de faire des expériences chimiques et détenait du cyanure à cette fin. Il lui arrivait d’être imprudent dans ces expériences, goûtant par exemple des produits pour les identifier. Il aurait pu également inhaler ou avaler accidentellement une solution cyanurée qu’il utilisait pour dissoudre de l’or.
Une reconnaissance et des excuses officielles du gouvernement britannique interviennent en 2009 et le pardon royal est accordé en 2013.
Alors que les Etats-Unis entrent en guerre, le président américain Franklin Delano Roosevelt et le premier ministre britannique Wiston Churchill s’entendent pour mettre en commun leur moyen d’écouter les communications allemandes. Ainsi, des soldats de l’armée américaine seront envoyés à Bletchley Park et une coopération entre anglais et américain voit le jour en mai 1943. Bien que combattant le même ennemi, les secrets ainsi que tout ce qui a lieu (décision, espionnage et interception de communications…) à Bletchley Park entre américains et anglais ne sera jamais divulgué aux autorités soviétiques.
[1] Military Intelligence, section 6 : service de renseignement extérieur. Il est également connu sous la dénomination de Secret Intelligence Service (SIS).
[2] Beaucoup considèrent ses travaux comme fondamentaux dans le domaine de l’informatique et de l’intelligence artificielle.
[3] Women’s Royal Naval Service : branche féminine de la Royal Navy.
[4] Machine de chiffrement ayant été utilisées pour les communications par téléscripteur. Elle est destinée aux communications de haut niveau entre le Quartier-Général situé à Berlin et les Quartiers-Généraux des différents corps d’armée.
[5] Modèle de machine de codage utilisée par la marine italienne.
[6] Modèles de machine de codage utilisées par la marine japonaise.
[7] 1897/1990, officier de la Royal Air Force britannique qui supervise la distribution des services de renseignement Ultra. Il y avait eu des mentions de déchiffrement Enigma dans des livres antérieurs par le polonais Wadyslaw Kozaczuk, le français Gustave Bertrandou par le hongrois Ladislas Farago cependant le livre de Frederick William Winterbotham est le premier grand compte-rendu des utilisations auxquelles les volumes massifs d’intelligence dérivée d’Enigma sont mis par les Alliés.