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Bletchley Park

Bletchley Park : une histoire internationale teintée d’une histoire locale

Bletchley Park

Bletchley Park

En août 1939, dans un manoir anglais sur la commune de Betchley, manoir à 85 kilomètres au nord-ouest de Londres, le gouvernement britannique installe le principal site de décryptage des messages de l’armée allemande. Cette station secrète d’interception radio voit, au premier étage, s’installer également une antenne du MI-6 (Military Intelligence, section 6 : service de renseignement extérieur).

Les britanniques y travaillent à la re-conception de la « Bomba Kryptologiczna »  polonaise. Le calculateur anglais se présentera sous la forme d’une armoire métallique de deux mètres cinquante de large sur un mètre quatre-vingt de haut équipé de tout un tas de bobines d’une douzaine de centimètres de diamètre disposées à l’avant. L’arrière est monté sur des gonds et s’ouvre sur un entrelacs considérable de câbles et de cylindres métalliques.

Les Anglais déchiffreront les messages cryptés par Enigma plus vite que les Polonais en remplaçant le système électromécanique initial par un autre semi-électronique.

·       Gordon Welchman, mathématicien britannique et cryptographe à Bletchley Park, dira : « Ultra n’aurait jamais décollé si nous n’avions appris des Polonais, au tout dernier moment, tous les détails du fonctionnement de l’Enigma militaire et des procédures de mise en œuvre.»

·       Peter Calvocoressi, chef britannique de la section de la Hutte 3 (traduction et analyse de décryptage de la Luftwaffe et de la Heer), dira de la contribution polonaise : « Point-clef : que vaut-elle ? D’après les meilleurs juges, elle a accéléré la lecture d’Enigma de peut-être un an. Les Britanniques n’ont pas adopté les techniques polonaises, mais ils ont été éclairés par elles. »

Les cryptologues britanniques sont également aidés dans leurs travaux de recherche grâce à quelques erreurs commises par les Allemands. Ils exploitent différentes faiblesses dans la façon dont les forces de l’Axe utilisent leur système de codage. Souvent le message commence, par exemple, par des formules de politesse assez convenues, de type « Herr Kommandant », faciles à deviner, avec également l’habitude des émetteurs de messages codés de terminer à chaque fois par HH (Heil Hitler) ou encore comme ce jeune opérateur germanique qui utilise systématiquement comme clé les initiales de sa petite amie. De plus, tous les matins, vers 6h00 les Allemands envoient un bulletin météo avec systématiquement le mot « Wetter » (Météo) dans le message. Mais Les cryptologues britanniques ne tardent pas, également, à découvrir une faille de la machine Enigma : rien ne se retrouve dans son état initial, un A ne sera jamais crypté par un A, un B ne sera jamais un B, un C ne sera jamais un C et ainsi de suite.

Avant de décrypter les messages allemands, les Alliés avaient des moyens d’y puiser de l’information en misant sur ce que l’on appelait l’analyse du trafic  ou TA. Cette analyse comprend plusieurs aspects :

·       Le premier consiste à simplement surveiller le volume des transmissions : quand le nombre des messages radio augmente subitement, cela suggère l’imminence d’une opération majeure.

·       Le second repose sur la recherche des origines des émissions radios en utilisant un système de radiogoniométrie à haute fréquence identifié par l’acronyme HF/DF (High Frequency/Direction Finder) et surnommé huff-duff. Les navires d’escorte britanniques en seront équipés à partir de 41/42. Ce système de repérage par radiogoniométrie hérité du RDF de la première guerre mondiale. Comme les stations terrestres de radiogoniométrie, le HF/DF permet de repérer précisément la direction d’où provient une émission radio. Un opérateur d’expérience peut même estimer la distance de la source. Ainsi, lorsqu’un message radio émis par un U-boot est détecté, le commandant d’escorte peut envoyer un navire d’interception à sa rencontre. Si 3 navires sont équipés du HF/DF, les opérateurs obtiennent par triangulation la position précise du U-boot. Il permet de localiser jusqu’au émissions radio les plus brèves et d’en garder une trace. Or, c’est justement par un complexe système de courts messages radio codés que communiquent les U-Boote avec leur État-major à terre pour transmettre leurs rapports de situation, de contact, météo, etc. Sans avoir à décrypter ces émissions, les britanniques arrivent ainsi à situer précisément la source. Pour les Allemands, la détermination possible de la position des submersibles à la mer est un risque accepté de la Rudeltaktik (tactique d’attaque en meute). La rupture de la communication avec l’État-major reste inenvisageable et inacceptable. Souvent ignorée ou sous-estimée, cette invention contribuera grandement au rétablissement britannique dans la bataille de l’Atlantique.

Les informations obtenues par l’écoute des transmissions allemandes et le décryptage partiel des messages sont ensuite croisés avec d’autres sources d’informations importantes provenant des réseaux de résistants français. Ces soldats de l’intérieur infiltrent les bases sous-marines allemandes surtout celle de Lorient où Jacques Stosskopf (1898/1944, d’origine alsacienne et parlant couramment l’allemand), l’un des plus remarquables espions de la résistance française, devient sous-directeur de la base où se trouve le quartier général de l’Amiral Karl Dönitz jusqu’en 1943. Les écussons sur les kiosques des U-boote (contraction allemande de Unterseeboote : submersibles), les fanions, les sorties et les retours de missions, des bons de commande adressés à l’arsenal français, les sacs de linge déposés en blanchisserie avec le nom des soldats, les indiscrétions des marins allemands dans les bars, rien n’échappe à son équipe.

Dans d’autres domaines militaires (Heer, Panzerdivision, Luftwaffe…), les sujets de sa Majesté espionnant toutes les conversations du IIIème Reich et des autres forces de l’Axe peuvent ainsi anticiper et déjouer nombre d’opérations du plan de bataille ennemi.

Alan Turing

Alan Turing

Alan Turing

Né en 1912, il est, à cette époque, un jeune mathématicien britannique (28 ans), personnage excentrique, cryptologue, employé surdoué et responsable de la hutte 8 de Betchley Park (chargée de résoudre les messages cryptés de la Kriegsmarine). Il s’emploie à démultiplier les capacités du cerveau humain, en associant mathématiques et électronique.

Il est entouré de mathématiciens, linguistes, champions d’échecs, experts en mots croisés, polyglottes et autres spécialistes différents. En janvier 1945, quelque 10 000 militaires et civils travaillent à Bletchley Park. 80 % des britanniques présents y sont des femmes recrutées pour les tâches administratives et des Wrens (Women’s Royal Naval Service : branche féminine de la Royal Navy).

En 1952 Alan Turing est condamné à un traitement hormonal en raison de son homosexualité. Il aurait mal supporté ce traitement qui l’aurait poussé au suicide le 7 juin 1954 à 42 ans. Le lendemain, sa gouvernante le retrouve mort dans son lit avec une pomme croquée sur sa table de nuit. L’autopsie conclut à un décès par empoisonnement. Le moyen d’ingestion du poison aurait été cette pomme qu’il aurait partiellement mangée (une légende tenace et démentie y voit l’origine du logo de la firme Apple) et qui aurait été préalablement imbibée de cyanure (certains y voit un lien avec le film de Walt Disney, Blanche neige et les 7 nains, sortie en 1937, qu’il avait particulièrement apprécié). Il n’existe pas de certitude à cet égard, la pomme n’ayant pas été analysée. Toutefois, un historien et philosophe anglais spécialiste de la vie d’Alan Turing, estime que la mort de celui-ci est accidentelle. Il avance les arguments suivants : « Turing ne montrait aucun signe de dépression et, peu avant sa mort, avait noté des projets par écrit. Il avait l’habitude de faire des expériences chimiques et détenait du cyanure à cette fin. Il lui arrivait d’être imprudent dans ces expériences, goûtant par exemple des produits pour les identifier. Il aurait pu également inhaler ou avaler accidentellement une solution cyanurée qu’il utilisait pour dissoudre de l’or ».

Une reconnaissance et des excuses officielles du gouvernement britannique interviennent en 2009 et le pardon royal est accordé en 2013.

Ultra

Ce sera le nom donné à cette équipe hétérogène de Betchley Park comme aux méthodesutiliséespourbriserl’encodage allemand. Winston Churchill dira d’Ultra « Ces oies qui pondaient des œufs d’or et jamais ne caquetaient ».

L’exploit de ces combattants sans armes va raccourcir la guerre de plusieurs mois, voire d’années et épargner des centaines de milliers de vies humaines. L’historien allemand Jürgen Rohwer estime que le déroutement des convois grâce aux renseignements d’Ultra permit aux Alliés de sauvegarder jusqu’à 2 millions de tonnes de navires sur la durée du conflit.

Tous les salariés impliqués ont signé, en entrant à Betchley Park, la loi sur le secret devant rester en vigueur même après la guerre. Le décryptage de l’Enigma est resté un secret pendant la guerre et même au delà.

Colossus

Plusieurs exemplaires de cette « bombe cryptologique », prototypes des ordinateurs modernes, est un immense calculateur, amélioration de celle conçue par les polonais et passant en revue l’intégralité des possibilités issues du cryptage des messages allemands. Plus tard pendant la guerre à Betchley Park est même construit un des premiers véritables ordinateurs électroniques modernes, Colossus Mark 1 qui est une série de « bombes cryptologiques » qui travaillent en même temps. Le premier est construit en l’espace de 11 mois et opérationnel en décembre 1943, par une équipe dirigée par l’ingénieur Tommy  Flowers. Il s’attaque avec succès à la machine Lorenz, autre machine de chiffrement à rotors, utilisées par Hitler pour communiquer par télescripteur avec ses Quartiers Généraux et ses plus proches généraux, pourtant réputée plus robuste qu’Enigma, aux machines Purple et JN-25 (modèles de machine de codage utilisées par la marine impériale japonaise).

Arraisonnements en mer

Le 9 mai 1940 sera la véritable percé britannique avec la capture d’une machine Enigma M3097, en état de marche, accompagnée du code du jour et d’autres instructions secrètes, sont saisie sur le U-110.  Grenadé par le HMS Aubrietia, hors de combat, il doit faire surface. L’ordre d’abandon est donné ainsi que celui de sabordage, mais paniqué, l’équipage se jette à l’eau sous le feu du HMS Bulldog et du HMS Broadway sans respecter les ordres. Le commandant du submersible n’est autre que le Kapitänleutnant (lieutenant de vaisseau) Fritz-Julius Lemp, responsable du naufrage du l’Athénia en 1939. Du HMS Bulldog, une chaloupe avec une équipe de prise britannique est envoyée à bord du U-Boot toujours à flot. Le télégraphiste Allen O. Long récupère l’exemplaire de la machine avec les clefs du jour. Fritz-Julius Lemp est probablement mort tué par les tirs provenant de la chaloupe ou noyé en tentant de retourner sur son submersible en nageant pour terminer le sabordage du bâtiment qui refuse de couler mais d’autres historiens évoquent l’hypothèse qu’en réalisant les implications de la capture de son navire, il se serait noyé volontairement. Aussitôt informée, l’Amirauté britannique impose un black-out total. Winston Churchill lui-même n’est mis au courant de la prise que quelques semaines plus tard.

Suite à la capture de la machine Enigma saisie à bord du U-110 et des livres de code, l’équipe de cryptographes britanniques avance énormément et se trouvent maintenant en mesure de décrypter une partie les messages allemands. L’OIC (Opérational Intelligence Center : Bureau de l’Amirauté chargé de l’exploitation des données de Betchley Park) de la Admiralty House dans le quartier de Pall Malle, les exploitent et permettent aux convois prévenus de la présence des U-Boote sur leur route, de les éviter plus souvent.

La Royal Navy organisera, par ailleurs, plusieurs coups de main contre des navires-météo et des chalutiers armés allemands. En mars 1941 dans les iles Lofoten (archipel du nord de la Norvège), avec l’arraisonnement du Krebs, des équipes de prise monteront à bord du chalutier allemand abandonné par leur équipage. Le capitaine du bateau avait jeté sa machine Enigma par-dessus bord mais les commandos britanniques réussissent à saisir des retors de rechange. Deux mois plus tard, la capture du navire météorologique allemand Muenchen (ville de Munich en allemand) livra un exemplaire de la clef codée Enigma pour le mois de juin.

Maintenant et grâce aux informations en leurs possessions, les décrypteurs britanniques sont plus rapides mais l’obtention du sens du message n’est toujours pas encore total pour qu’il présente une pertinence opérationnelle. Ils persévèrent, néanmoins à l’été 1941, ils sont capables de lire des messages cryptés en moins de 36 heures après interception.

Dans la nuit du 30 octobre 1942, un destroyer britannique, le HMS Petard, qui protège un convoi, découvre le U-559 et le pousse à faire surface au large de la côte égyptienne. Les grenades anti-sous-marines de trois autres destroyers, les HMS Pakenham, HMS Hurworth et HMS Dulverton soutiennent son effort. L’équipage allemand doit abandonner le navire, 4 membres périssent dans les explosions ou meurt noyés. Convaincu que leur navire coulerait, l’équipage organise, malgré tout, le sabordage mais ne réussit pas à détruire les livres-codes et la machine Enigma. Les sous-mariniers allemands vivants sont capturés par les troupes britanniques. Alors, des marins alliés nagent rapidement vers le navire et s’emparent de quelques livres de codes. Mais 2 marins se noient alors que le submersible coule. Les Britanniques possédaient déjà une machine Enigma mais ne parvenaient pas à l’exploiter complètement.

Pour que ce système d’espionnage reste durablement efficace, il faut aussi que les Allemands ne se doutent de rien, faute de quoi la sécurité de leurs transmissions aurait été modifiée. Par exemple, en Méditerranée, les messages allemands et italiens qui annoncent la route et le calendrier des convois de ravitaillement des forces de l’Axe en Tunisie et en Libye sont couramment décryptés par les spécialistes britanniques, mais l’attaque est précédée d’une reconnaissance aérienne qui trouve le convoi, soit disant, par hasard.

L’absence de bombardement de Pignerolle s’explique possiblement en raison de l’importance d’intercepter et de déchiffrer tous les messages énigmatiques émis du FdU en activité, depuis début 1943, du parc.

Le dimanche 4 juin 1944, suite à un grenadage anti-sous-marin par le Pillsbury, un destroyer américain et de 2 Wildcats (avion en service dans l’aéronavale britannique), le Kapitänleutnant Harald Lange est obligé de faire surface.  Ordre est donné d’évacuer le bâtiment. Le U-505, évacué par son équipage, il est abordé par une chaloupe du destroyer. Les marins américains s’emparent du U-Boot, de ses appareils radars, des documents et des codes secrets, neutralisant 13 des 14 charges de sabordage connues pour être installées dans ce type de bâtiment. Il s’agit de la première prise en haute mer d’un navire ennemi par la marine des États-Unis depuis la guerre de 1812 (guerre anglo-américaine). Les autorités navales américaines, voulant garder le secret, décident de diriger le U-505, non vers Dakar au Sénégal le port le plus proche, mais vers les Bermudes qui se trouvent à 1 700 milles nautiques (3 150 kilomètres), pour faire croire à Karl Dönitz que le submersible a coulé avec son équipage et avec ses codes secrets. Le 19 juin 1944, le U-505, remorqué et battant pavillon américain, entre dans la baie de Port Royal, révélant un nouveau type de torpilles : la torpille acoustique G7es ou T5 Zaunkönig (roitelet) pour laquelle les alliés n’avaient aucune information fiable. Depuis 1954, il est exposé au Museum of Science and Industry de Chicago.

Coté allemand

Les deux camps tenteront de casser leurs codes respectifs afin de lire le contenu des messages, ce qui soulèvera des difficultés considérables. De leur côté, les Allemands écoutaient les communications britanniques depuis les années 20. En parvenant partiellement à casser le Naval Cytpher 3 des messages cryptés de la Royal Navy au début de la guerre, les Allemands sont rapidement capables de fournir les indications les plus précises sur les points de rencontre, les routes et les vitesses des bâtiments alliés.

Les Allemands enregistrent leur premier succès dans le déchiffrement des messages Anglais, au printemps 1940, lors des combats devant Narvik. Des analystes de leur BeobachtungsDienst  (Ou B-Dienst : renseignement naval) percent à jour nombre des messages de la Royal Navy.

En novembre 1940, les Allemands auront, en, outre, un coup de chance lorsque le navire corsaire Atlantis ou le croiseur auxiliaire HSK 2, s’emparent de manuels de codage à bord du vapeur Automedon, dans l’océan Indien. Peu après, le B-Dienst réussit régulièrement à percer les messages codés par le commandement de convois. Ces messages touchent souvent à des sujets relativement anodins, comme des bulletins météo, mais ils incluent occasionnellement une suggestion de changement de cap, ce qui contribue à révéler l’itinéraire de certains convois.

Dès cette même année, Avrillé loge dans un établissement qui abrite de nos jours la clinique Saint-Didier, quartier du Val d’Or. Ce dernier est alors rattaché, en 1943, aux services d’écoute de la Kriegsmarine à Pignerolle. Dans ses interrogatoires par les alliés, Karl Dönitz a crédité le B-Dienst de la moitié de l’intelligence militaire opérationnelle que le Kriegsmarine a utilisée pour combattre la flotte alliée. C’était un record inégalé par toute autre agence de renseignement allemande.

Mais chaque arme allemande est jalouse de ses prérogatives et rechigne à collaborer avec les autres. Par exemple Hermann Goering mettra donc beaucoup de temps à fournir des avions à la marine pour constituer une aéronavale digne de ce nom qui aurait pu inquiéter bien plus les convois alliés qu’elle ne l’a fait. Un ordre du Führer finira par le contraindre partiellement. Le régime nazi est en fait constitué de baronnies concurrentes ce qui conduit à une énorme gabegie de ses ressources limitées. Dans ces conditions chaque arme a sa stratégie de chiffrement.

En réaction à l’opération Torch en Afrique du nord, les Allemands incitent les Italiens à adopter la machine Enigma dans leurs communications navales. Betchley Park écoute les messages de Rome aussi bien que ceux de Berlin.

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